De la mort couronnée à la vie célébrée

Encore une fois dans l’histoire de l’humanité, un virus porteur d’effroi sidère, paralyse, et incite à nous interroger sur notre condition humaine, toujours à la merci d’un fragment d’ADN, maillon entre le chimique et le biologique, qui pénètre les cellules, en absorbe l’énergie et en se multipliant, finit indirectement par les asphyxier. Une presque vie qui tue les plus vulnérables. Un virus qui chercherait toutefois plus à être hébergé qu’à éliminer, un peu comme les bactéries colonisent notre colon. Pour nous protéger et ralentir sa propagation, le confinement des populations a été imposé. Dans une certaine mesure, empêchés de vivre et logiquement de mourir, les individus se situent alors dans un «entre-deux» singulier et inconfortable qu’il s’agirait de franchir afin d’accéder à un espace intérieur libéré de l’angoisse de mort. Parvenir au seuil de cette apparente ambiguïté permettrait simultanément de s’ouvrir pleinement à une vie célébrée tout en couronnant la mort. Dans ce contexte de virémie, guidé par notre pensée et notre intuition nous avons abouti à une sorte d’évidence : ce virus n’aurait-il pas une capacité mutagène sur chaque individu , de telle sorte que tous les ingrédients seraient présents, pour nous faire passer enfin du savoir à la connaissance que nous sommes mortels?

Bien qu’il soit voué à la mort, l’être humain s’évertue à l’oublier. Est-il sûr d’être mortel et le croit-il vraiment ? Il ne peut porter en permanence la conscience de la mort ; vitalement notre animalité s’y oppose. S’exerce dès lors une forme de résistance basée sur une croyance initiale et peut-être conjuratoire : bien qu’affecté par la mort des autres, celle-ci nous soulagerait de la nôtre, mise en suspens. La mort d’autrui nous insuffle-t-elle de la force de vie ? Il est vrai qu’il faut bien mourir de quelque chose, mais ici ce quelque chose est un presque rien qui occupe tout l’espace mental.

L’angoisse de la mort, angoisse universelle et primordiale, vient de notre incapacité à nous représenter ce rien après l’anéantissement, un abîme pour une conscience vivante, désirante, ne cessant de combler le vide par le tumulte, la souffrance et la nécessité. On peut toutefois donner une explication rationnelle scientifique, philosophique, voire religieuse et interprétative du phénomène mais face à cette énigme, comment supporter et accepter notre nature fragile et éphémère ?

Le savoir est de l’ordre de l’avoir quantitatif alors que la connaissance est liée aux événements qui nous frôlent ou nous emportent et qui nous changent. C’est dans l’expression de toute sa créativité que l’être humain est parvenu à trouver du sens à la disparition du vivant au terme de son cycle de vie. Croire dans ce contexte serait acquérir une connaissance basée sur une expérience cruciale à valeur initiatique, à l’opposé des croyances qui elles reposent moins sur des convictions que sur des besoins actuels visant à combler des non-savoirs. Le plus grand moteur de la pensée, l’angoisse du sans-raison, de l’absurde, pousse l’homme à créer, rationnellement ou non, et initie la croyance qui, dans la famille de l’irrationnel, est parente de la détresse et voisine de l’espoir. L’absence de savoir, de même qu’un surcroît, un excès, fait souffrir par manque ou saturation. Ce qu’il nous reste à charge, c’est de métaboliser la connaissance. Tout sujet joue avec l’idée de la vie sans aborder franchement les rivages de la réalité de l’existence. Une impuissance à vivre pleinement ? Ce n’est pas de se croire immortel que l’on est plus vivant. Ce n’est pas non plus d’être mortel qui nous rend moins vivant.

Serait-ce un sacrilège de penser que ce virus n’apporte que la mort et pourquoi pas une étincelle de vie ? Il nous sauverait de nous-même en ouvrant les portes à notre conscience encore embrumée d’une mort silencieuse et présente. Souffrir de ne pas vivre sa vie nous conduit parfois au suicide ou ses équivalents. Quid de la délivrance d’une peur de vivre masquée par la peur de la mort ? En nous imposant la sécurité pour ne pas mourir, on nous offre une existence privée de perspective sur une mort pourtant inscrite au cœur de notre vie.

Passer du savoir à la connaissance d’être mortel suppose de redéfinir ce qu’est un être vivant. Une structure dotée de vie répond à la logique d’un cycle immuable : naissance, croissance et développement, déclin et mort. Sans mort, pas de vie : on n’est vivant que d’être mortel. Entre naissance et mort s’écoule un temps biologique où l’être vivant est identifié comme tel en fonction de ses caractéristiques, ses perpétuels échanges entre son environnement et son monde intérieur. Être vivant en tant qu’humain supposerait d’avoir son propre corps habité par la conscience d’une maîtrise possible sur celui-ci. Croire que l’on ne va pas mourir, c’est se percevoir tel un demi-dieu, statut que nous promet la science lorsque, toute puissante, elle nous offre l’accès au transhumanisme. C’est souvent aux confins de la vie que le sentiment de vivre est à son acmé et au prix d’une lutte, loin de la jouissance de certains bons vivants qui creusent leur tombe avec les dents, que l’on découvre la valeur de la vie, sans la confondre avec la vitalité . L’homme se considère d’abord comme un sujet pensant plutôt que comme un corps en action. Toute situation qui remet en cause l’intégrité du corps a une résonnance psychique, laquelle est au cœur de l’expérience d’un temps modifié, le temps d’une urgence déterminée. L’acte de mourir est donc intrinsèquement lié au fait de vivre comme si le vivant était initié par la mort.

C’est par l’expérience de la relation à autrui que nous comprenons et constituons notre monde sensible. Le corps signale sa présence dans ses nécessités, ses activités motrices, les manifestations de son apparence, au cours de l’attention qu’on accorde à ses fonctions et s’instaure ainsi un jeu d’alliances fait d’évidences, parfois d’oubli relatif, d’interactions corps-esprit plus ou moins heureuses, toujours complexes ... Toute menace, toute souffrance, bouleversent le champ de cette organisation, de ce rapport à soi et aux autres. Rétablir un lien entre sa propre nature et le monde permet de se sentir vivant , la distanciation des corps impliquant un réapprentissage du voir et du toucher. Ce virus nous lancerait-il un appel à la vie ?

Nous réagissons avec ce dont nous sommes porteurs, les sources de stress venant de l’extérieur, l’angoisse émanant de l’intérieur. Le coronavirus crée la rupture. Il induit la résurgence d’un destin commun à tout être vivant : une inexorable finitude. Confiné, enfermé dans la vulnérabilité d’un corps qui attaque son orgueil, l’individu, soudain confronté à l’énigme de son existence se voit contraint de quitter le domaine de sa propre fiction, celle qu’il a soigneusement mise en place à force de déni, d’agitation, de vacarme, d’auto manipulation concernant sa présence à la vie, d’où l’angoisse de mort qui l’étreint d’autant plus qu’elle est dotée d’un potentiel contagieux.

Le confinement, vécu pleinement, est un temps initiatique qui crée une attente plus ou moins consciente, celle d’un surgissement des profondeurs de l’être. Lorsque disparaît tout sentiment de sécurité, il en résulte de fortes turbulences qui affectent profondément le psychisme. Ce sentiment d’insécurité renforcé par l’héritage des épidémies des siècles passés, des peurs engrammées dans l’inconscient collectif, génère des mouvements contradictoires et singuliers au cœur des espaces de confinement : protection d’un côté, étouffement mortel de l’autre.

En effet il agit comme une régression, un retour à un vécu matriciel. Cette intériorité en gestation, cette pseudo matrice pourrait bien abriter une révélation de soi ; repartir de l’origine pour relancer sa vie, parce que quelque chose de la vie s’est arrêté, ralenti, trahi, quelque chose qui n’est jamais advenu vraiment... La proximité du chaos rend possible cette relance à condition que la personne ne se laisse pas déstabiliser par la panique, l’angoisse, l’agressivité... Par cette naissance à soi- même, les notions de mort et de vie gagnent mutuellement en chair. Le symbolisme de la couronne renvoie au caractère transcendantal d’un accomplissement : ce qui n’est pas directement révélé s’inscrit dans une verticalité. Le couronnement suppose l’unification du couronné avec ce qui est au-dessus de lui et au- dessous de lui : il symbolise l’accès à des forces supérieures. De par sa structure circulaire, la couronne représente l’éternel retour des choses, l’expression d’une continuité, d’un cycle, une consécration de la vie qui va depuis son avènement jusqu’à son zénith et son propre déclin. Un perpétuel devenir dépendant d’une énergie qui imprime à la fois mouvement et forme.

Comment le couronnement de la mort pourrait-il se manifester dans un tel florilège de spécimens où se distinguent plusieurs catégories de vivants sujettes à évolution selon les circonstances et l’âge des individus ?

Les vivants-mortels sont dans le savoir de la mort, plus proches de sa connaissance que les trompe-la-mort et adeptes de l’extrême, ces vivants-immortels qui se nourrissent de leurres, dénis et défis. Les vivants-morts, se subdivisent en survivants, lesquels portent en eux une part de mort suite à une catastrophe, un accident ou une grave maladie et soutiennent la vie, puis en para-vivants soumis à un malaise existentiel profond et frappé d’immobilisme tels les dépressifs, les victimes, eux soutenus par la vie. Les sous- vivants qui dépendent d’une assistance et d’un accompagnement, à l’instar des personnes dans le coma ou en fin de vie. L’appellation vivants-mortels concerne à priori la plupart des gens. Ne serions-nous pas tous des mortels-vivants, des trans-vivants ? Enfin le stade irréversible des vivants-mortels couronnés, chez qui l’intériorisation de l’expérience autorise un passage étroit par lequel leur transformation psychique, portée par une logique, résout le paradoxe de cette exaltante danse macabre, où la vie mortelle se mue en mort vivante réhabilitée dans le mystère de sa puissance.

Du savoir, forcément théorique, asphyxié par le déni, à une connaissance , aujourd’hui vivifiée par les représentations, innervée par l’émotion et amplifiée par l’imagination, ce couronnement engendre un phénomène d’alliance corps-esprit pleinement éprouvé, destiné à se propager. Dès lors la connaissance favorise individuellement l’accès à certaines dimensions telles : la puissance du désir, la responsabilité de prendre un engagement avec soi-même - tout en mesurant les répercussions sur ce qui nous entoure- la volonté d’effacer les obstacles, causes d’inertie et de destruction, avec une liberté qui l’emporte sur la peur de vivre. Le retentissement en serait, à terme, une élévation du niveau de conscience collectif, bien que dans notre bassin de culture, notre façon d’appréhender la vie comme opposée à la mort nous amène à ne connecter que très occasionnellement cette partie de notre humaine condition. Un lien apparaît entre la couronne qui caractérise ce virus avec le corbeau comme attache symbolique et le caractère sacré d’une vie célébrée. Le corbeau étymologiquement indissociable de la couronne représente le guide qui aide à percevoir les changements d’énergie en soi, processus de transmutation identique à l’effet de la lumière sur son plumage dont la teinte varie dans la gamme subtile du noir au bleu, et en ce sens symbolise à la fois ce qui n’a pas encore pris forme mais sous-tend la capacité d’aller au-delà des illusions, en particulier la dualité intérieur-extérieur comme celle du bien et du mal. Certes le moi se meurt mais le soi reste ancré dans le vivant.

L’audace de percuter la vie sans craindre la mort à corps perdu avec l’esprit retrouvé, endormi à la naissance, soudainement réveillé par les sirènes de la mort qui vont se taire pour le temps qu’il reste à vivre. Se donner en toute conscience et se fondre dans le don de la vie, passage de l’être humain à l’homme.

«Le sacré est ce qui donne la vie et ce qui la ravit» Roger Caillois

Jacques Dubouchet psychothérapeute, Gérard Tixier psychiatre